la vie des autres

ce qu’il y a de brutal dans la vie des couples — leur joie, leur souveraineté, leur certitude à l’avenir — et plus encore ce refus frappant que tout le monde ne leur soit pas identique:

dans la cuisine elle me dit de façon très gentille de ne pas m’inquiéter pour le futur, je retiens en moi une réponse cinglante — toujours j’ai tout fait toute seule toujours j’ai pris soin de moi toute seule je ne peux plus supporter les caresses rassurantes de ces amies qui les unes après les autres épousent des types, se font installer dans de grands appartements et se réjouissent d’emmener les enfants au parc;

dans le salon il disserte sur ce que nos ancêtres chasseurs-cueilleurs étaient avant tout des marathoneurs (en bon Américain il n’aime rien tant que faire des tours de la place des Vosges), je dis: clearly, I’m a hunter en croquant une cacahuète, je pense aux yeux gris du vice-consul dans l’après-midi pluvieuse, je voudrais être violente, brutalement honnête, je les aime trop pour cela et m’en vais au bord des larmes dans la nuit,

la vie des autres semble si simple, de surface, si douce, inatteignable et tant mieux.

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Brest

dans le train vers Brest — tristesse à la vitre, fatigue d’être et se battre, corps dominant qui n’en finit pas de chercher la limite, parfois j’émerge comme d’un rêve, ici dans la pluie d’une ville étrangère, sur le quai et la monstruosité rassurante des chantiers navals, l’eau lourde, noire, entêtante à la nuit, la seule qui me comprenne. je descends la rue de Siam comme on traverse un désert, dans une crêperie de lundi soir les lumières clignotent, qui s’en soucie?

je cherche l’allure, l’élan, le bord d’un sourire ou d’une paupière qui se referme un peu trop lentement, le beau garçon aux yeux bleus et visage lumineux qui se plaisait en ma compagnie je voulais pourtant lui dire: ne t’approche pas, ne t’intrigue pas, fuis tant qu’il est temps car de toi je ne veux que trouver la forme physique d’un épuisement.

 

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Marina

oh, mes belles italiennes. voici Marina revenue à Paris le temps de rien, un fou rire dans la rue, un dîner, des souvenirs, une amitié merveilleuse et si simple – pour parler d’amour, de politique et de Judith Butler autour d’une bouteille de vin. il y a six, sept ans, quand on parlait de genre on nous ignorait royalement, aujourd’hui c’est nous qui ignorons toute controverse, si stérile, si tardive, et puis aussi nous avons appris, parfois difficilement, à ne plus nous excuser – d’être femmes, curieuses, dangereuses, fluides, entières, intelligentes, puissantes. Marina sans doute à été la première à me dire: ne t’adapte pas trop, ne fais pas tant d’efforts. j’étais tenue à cette intenable position de sujet et d’objet, vivante dans les conversations qui pourtant semblaient toujours revenir à mon corps, ils m’appelaient mystère, miracle, ou miss Progestérone, ils continuent à me parler de ma peau comme si elle n’existait que pour eux, comme si je ne vivais que pour être vue d’eux, et parfois c’est touchant (hier encore le type qui me cause de Nietzsche et tout de suite après de mon « galbe »), parfois j’ai eu très peur – répète après moi me dit Marina: vaffanculo, voilà, encore une fois, tu peux le faire, tu verras, ça soulage.

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la vie comme elle arrive, 2

ça n’est pas exactement la procédure standard remarque J, quelle classe s’exclame I, j’en ai pas dormi de la nuit dis-je — qu’est-il arrivé au précédent? me demande mon bon camarade Clément. le précédent? quel précédent? ah oui, celui qui m’a dit qu’il ne se sentait pas exister à mes côtés…

oh je suis fatiguée de ces hommes qui ont peur de ce qu’ils veulent — sans surprise j’ai toujours aimé les boxeurs, les voyageurs, bruns yeux couteaux, aides de camp façon roman russe, grands animaux sensuels aux mains douces, Argentins fous furieux ou jeunes scandinaves soulevés par la joie, tous ceux qui n’ont pas peur de me regarder dans les yeux, tous ceux qui me tiennent si je m’effondre et glissent en moi quand je verse la gorge, les inconnus sortis de dessous le manteau de la pluie, ceux qui n’ont rien à prouver, ceux en qui l’on peut s’allonger et tout entière se reposer, ceux qui vivent d’abord dans la tranquillité — et tant d’entre eux sont encore à trouver.

J rit, tu vis ta vie comme un roman dit-elle. oui ma belle, et me voilà officiellement amoureuse du vice-consul des Etats-Unis.

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la vie comme elle arrive

au moment où je me sens cause perdue au grand désir physique d’autrefois –

ses yeux, sa voix, son accent du Midwest qui toujours me parlera la langue de mon adolescence, il était pourtant assis bien droit et cravaté comme un avocat new-yorkais, je titubais de fatigue et de foule mélangée, exercice nécessaire des entretiens de visa à l’ambassade des Etats-Unis j’ai déjà fait cela, je sais dérouler ce qu’il faut comme il faut mais pas dans ces yeux là –

lui, souriant, tranquille, et qui posait bien plus de questions que de raison, je le savais et j’en étais terriblement troublée, songeant en moi-même: ok ma fille ça n’est vraiment pas le moment de faire la maligne, songeant encore: contiens ton visage, contiens ton souffle, ta peau qui lentement s’étale dans une robe soudain trop serrée, toute la musique qui surgit dans ta tête et t’emporte

qui a imaginé ce scénario improbable où je raconte ma vie à un beau gosse du State Department et il me répond très sérieusement: « yes I believe in feminism too » ?

je pensais: tu rêves debout, tu vibres d’un rien, retire-toi avec grâce, retire-toi en tout bien tout honneur personne ne saura que ton coeur est en train de s’effondrer dans ta poitrine

il souriait toujours, adorable et puissant, sans se décider à me laisser partir, longues minutes de joie violente, incompréhensible, tout entière absorbée par sa façon merveilleuse de parler, incisive, impeccable, je savais déjà que j’en rêverais longtemps

dans les jardins qui encerclent l’ambassade enfin, la chaleur écrasante, riant toute seule devant les cordons de police et la grande Concorde débile –

(lorsque mon passeport me parvient quelques heures plus tard, je trouve sa carte de visite à l’intérieur)

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la mer de Chine et les Rocheuses

Antoine, je suis assise dans un coin de soleil de la galerie Vivienne, je regarde des livres d’anatomie de la Renaissance, je souris en te lisant, en te suivant dans tes ivresses sud-américaines, merveilleux les Argentins avec leur fougue formidable mais enfin tout le monde sait que c’est encore toi que je préfère. je souris tu sais parce que te lire c’est être un peu plus dans le monde et aussi parce que ta lettre arrive comme en réponse à celle que j’ai écrite dans ma tête, hier matin, à l’aube, après une nuit très belle entourée d’inconnus, à parler de voyages et d’amours en buvant des Talisker de l’île de Skye. Antoine, souvent je me dis que toi et moi c’est une histoire qui s’étale sur des millions d’années, pour moi c’est évident comme la mer de Chine ou les montagnes Rocheuses, je ne suis pas pressée, j’aime à l’avance les moments où je te retrouverai.

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l’autre Paris

sortie de mon lit au milieu de l’après-midi avec les yeux brûlants – heures longues, heures violentes, sans raison.

je descends dans la rue à demi-habillée parce que j’ai vu passer H sous mes fenêtres – il revient d’Algérie où il a enterré son père, ses yeux sont marqués mais toujours il pose la main sur le coeur pour me saluer, on parle de tout, de rien, de cette rue où nous nous sommes rencontrés un jour parce que je pleurais à cause d’un garçon, où nous avons parlé parfois des nuits entières assis sur le bord du trottoir pendant que le reste de la bande vidait des canettes de bière, cette rue devenue boutiques bio et sushi qui s’est imprimée sur celle où il a grandi, aimé et fait quelques conneries, il me dit qu’il est reparti vivre dans la cité avec sa mère, que c’est une vie très abrupte (c’est le mot qu’il emploie), sous la pluie fine nous nous promenons, le long de l’eau et du temps il a des amis partout, il convoque pour moi les voies romaines, les barricades communardes, les catacombes, je sais qu’il est d’une grande érudition mais quand je m’émerveille, spontanément, de cette multitude de détails il me dit très doucement: tu sais, 9 ans de prison c’est très long.

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