sur la route de Rabat

sur la route de Rabat je pense aux jours sans fin qui pendent sur leurs têtes.

elles rient dans une cour intérieure et elles chantent, leurs mains sentent l’orange, l’olive, le miel et l’euphorbe, la vie les traverse dans des robes sans motifs, parfois l’une s’avance vers l’homme ou le chien et s’asseoit devant lui. elles sont si jeunes, pour la plupart, elles mettent leurs mains devant leur bouche pour rire mais leurs yeux prennent le relais. les marmots tiennent en grappes à leurs bras, le pli de leurs genoux, ils s’aggrippent au fil de leurs paupières baissées – et comment leur en vouloir ? ils n’ont qu’elles. elles n’ont qu’elles, aussi – elles se tiennent les mains dans la cour, longtemps, elles tiennent les miennes et j’en suis fière. tout le temps elles ont l’haleine courte : personne ne sait, personne ne doit savoir qu’elles sont là, personne s’épelle père, mari, frère ou encore cousin, beau-père, grand-père, fils parfois et jusqu’au plus distant des parents ou des amis de la famille. sous les tentures elles s’assoient, elles sont cinquante dans ces murs de torchis, elles viennent trouver un peu de calme, de douceur, le plaisir de parler dans l’odeur entêtante des feuilles de menthe froissées.

le jour passe et la nuit et d’autres jours encore ; j’apprends à être humble, je trotte dans les chemins salis et partout les sacs plastiques volètent au ciel comme des corbeaux noirs. c’est tout l’avenir écologique qui se donne à lire dans ces oiseaux de mauvais augure, poubelles à ventres ouverts en hécatombes de sacrifice, et si le désert s’ouvre, en plaie, c’est d’abord sous les tractopelles qui griffent sans fatigue le sulfate des sous-sols.

de temps en temps la porte s’entr’ouvre : deux Américaines, une Australienne qui croque des crunchies, et nous repartirons toutes oublier l’inoubliable dans d’autres villes, bientôt. misères et splendeurs du post-colonialisme. je me réveille dans le matin bourdonnant et l’appel aux prières, il n’y a pas d’eau chaude mais cinq marques de shampooing, je vois par la fenêtre les femmes qui s’affairent à laver les fruits dans l’escalier de service.

sur la route de Rabat ma peau craquèle encore. c’est un bruit à connaître, le bruit de la fatigue et de la désillusion. à Casa, à Beni Mellal, partout c’est le Maroc que je connais et qui me déchiquète. je voudrais être bien, je ne sais pas être bien dans cette peau de femme française, vaguement consciente, vaguement donneuse de leçons, indistincte et distante. j’écris des rapports, je serre des mains, le secrétaire d’Etat me tamponne le front avec son mouchoir quand je me fais piquer par les abeilles d’une petite exploitation apicole, je reçois des témoignages sur lesquels je n’ai aucune prise. tout à l’heure Hakima mettait dans mes bras des fèves et du rhassoul, petits trésors merveilleux et dans l’échange de quoi ? elle a mon âge et plus d’enfants que je n’en aurai jamais, elle n’a pas l’once du luxe des questions qui m’évincent : elle résiste, elle est là.

sur la route de Rabat les montagnes se déroulent dans des plaines de chardons. R conduit par à-coups, il lance des appels de phare avec régularité, plus tard il me dira le nombre d’hommes, de chiens et de charrettes qui traversent l’autoroute dans l’obscurité. sur la route de Rabat j’aime le silence bleuté d’une station-service au milieu du désert. R fait le plein, c’est un moment immense qui passe, dans l’odeur de l’essence et des paniers de clémentines.

nous rentrons par le bord de la mer. la côte est devenue de verre : sable chauffé par les camions, les grues, de faux arbres exotiques plantés par les décideurs du Moyen-Orient. il faut passer des contrôles – la ville neuve est vide, elle regarde la mer qui ne la regarde pas. de l’autre côté de la route, les taudis restent les mêmes. je me souviens d’un choc de joie dans l’ancienne ville romaine de Volubilis, je me souviens des blés courbés, de la longue route de l’Atlas et des marcheurs apparus, disparus, silhouettes mirages sur le bord du grand rien, je me souviens des murs rouges des villages, du lit de pierraille des rivières englouties, l’angoisse du passage du temps comme d’un rêve si large et qui voudrait passer par le chas d’une aiguille.

enfin c’est l’instant du départ, le petit abandon. je suis avec elles dans le jour qui s’étiole, on parle, on casse la coque des amandes on est ensemble mais tout est si fragile. au hammam le coeur un moment se suspend, corps fondus, mélangés, corps qui souffrent et saignent et se reconnaissent jusque dans leurs différences, sous l’eau brûlante et le grain des argiles.

C m’offre un livre de poésie marocaine féminine, « pour le voyage ». je lis quelques vers d’Amina Benmansour :

Dans le pavillon du père,

Au seuil de l’été, j’ai chanté

le deuil de ma mère répudiée,

le viol apprêté des filles en fleurs,

le regard hébété de la génisse

parée pour le grand sacrifice

 

Dans la demeure du seigneur,

j’ai glissé silhouette impure.

Et mes ablutions inutiles,

n’ont pu éclairer le miroir obscur

où se reflète mon image brouillée.

Poésie Marocaine Féminine, Les cahiers de la Source,  éditions Marsam, Rabat, Maroc, 2008.

Cette entrée a été publiée dans journal, avec comme mot(s)-clef(s) , , . Vous pouvez la mettre en favoris avec ce permalien.

Les commentaires sont fermés.