(Lisbonne) multiplicité des voix et visages

étrange habitude lisboète : des heures dans la bibliothèque gardée sous clé de Pessoa, lire ses livres, chercher ses notes, marginalia, quelquefois trouver un poème inédit entre deux pages de Shakespeare ou Shelley, P le décrypte ou traduit, c’est ainsi que les cartes du monde se construisent.

le midi je retrouve les camarades de P pour aller déjeuner de sardines grillées en parlant de Plath et de La Rochefoucauld. contiguïté des obsessions. je pourrais aimer cette vie, ou peut être n’importe quelle autre pourvu qu’elle soit colorée par cette lumière liquide qui descend dans la peau aussi lentement, sûrement, que les collines jaunes vers le Tage. dans la cour les chats dorment au soleil. je traîne dans la tranquillité de l’après-midi, linge frais aux fenêtres, gestes lents, boutiques fermées à l’exception des pastelerias qui servent leur café fumant sur des tables bringuebalantes.

quand la ville passe de l’autre côté de la lumière les cris et la musique prennent d’assaut le Bairro Alto. le délicat Antonio qui a passé la journée à me parler de métaphysique kantienne devient soudain un prédateur : je ris, je devine la part de désir que la ville distille à la nuit, dans la chaleur moite et l’étroitesse des rues. je suis dans mon corps comme dans celui d’une autre et pourtant étrangement à mon aise car ce corps neuf à la nuit, Chianti aidant, parle italien à une Romaine splendide qui lui tient les deux mains. y aurait-il à Lisbonne une sorte de mystique ambiante des hétéronymes ? une tentation du multiple ? un virus de la fragmentation identitaire ? jeudi façon Alvaro de Campos, triste et désillusionnée, ce soir avec une robe noire décolletée et l’appel de la nuit. cet après-midi, feuilletant l’édition d’Hamlet qui appartenait à Pessoa, P me faisait remarquer le soulignement du prénom Ophelia, à plusieurs reprises, à l’encre et au crayon, bien avant ou comme en augure de connaître l’amour de son Ofelia. j’avais ri : vraiment, on étouffe dans ce prénom.

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