(Bruxelles) Wild Wild West

le vieil américain dans le Thalys qui ne trouve pas sa place, je l’invite à s’asseoir à côté de moi, il marmonne, il fixe le cadre de la fenêtre alors que le train quitte lentement la gare grise et puis soudain il me dit : Paul Newman died a few days ago. il a cette façon de me regarder, avec insistance : you look like a young Suzanne Pleshette, you know, and you have her sultry voice too. je n’ai jamais entendu parler de Suzanne Pleshette – il n’est pas étonné – mais je lui dis combien j’ai été touchée par l’annonce de la mort de Newman, que j’ai regardé à nouveau Butch Cassidy and the Sundance Kid avant de partir, et c’est comme prononcer le sésame – deux heures durant il me parlera du Grand Ouest, de la Frontier déplacée et de la haute époque des cavalcades en sierra, les hommes et femmes jetés dans la folle construction du mythe d’une nation.

il raconte : la maison et la voiture vendues, il a mis un an pour suivre le Lewis and Clark Trail, sur les traces des deux explorateurs, de Saint Louis aux environs de Seattle. il marchait seul  dans l’appel de la côte Pacifique, avec un sac à dos, il vivait dans l’amitié de la plaine, des cascades de Sioux Falls, les montagnes où l’air bleu devient plus bleu encore. le jour où il est arrivé à la source de la Missouri river il est tombé malade : il a passé l’hiver dans un hôpital du Montana, au milieu des Rockies, et l’hiver fut si dur, un hiver comme jamais, s’il avait continué à pied peut être il se serait effondré, trop faible, trop seul, dans le silence et la neige. il dit aussi : il y a toujours cette chance impossible, le responsable des puits qui le trouve alors qu’il manque mourir de soif dans le désert, la femme Blackfeet qui le ramène dans la réserve et le nourrit. « les Indiens n’ont rien, et je n’ai rien non plus ». au bout tout au bout du Lewis and Clark Trail il dit qu’il a compris la grandeur et l’orgueil du peuple américain.

il est revenu dans le Wyoming, il a suivi la piste de Butch Cassidy comme celle d’un ancêtre parce qu’un jour le Wild Bunch avait attaqué la banque de la ville où il est né : « ce sont les choses dans lesquelles on grandit ». il a fait des recherches très poussées sur Butch Cassidy : il rit et n’en cesse pas de sourire quand je lui dis ma fascination pour la compagne de Cassidy et du Kid, Etta Place. « oh, she was no schoolteacher ». nous parlons d’Obama, bien sûr, il me dit qu’alors seulement après son élection il retournera dans son pays. je lui confie mon attachement à la construction de l’utopie américaine – oui il y a la découverte de Colomb, il y a les premières colonisations, le Captain Smith qui prend le corps-territoire de Pocahontas, les guerres intestines des Anglais envers les Français et les Néerlandais et puis il y a aussi ce truc incroyable, le « Manifest Destiny » qui légitime de façon religieuse toute l’expansion de la jeune nation en formation – le long du Lewis and Clark Trail d’abord, et puis en filigrane dans toutes les tentatives de prises de pouvoir et d’impérialisme que l’on sait.

il y a aussi : terre d’accueil ou fantasme de l’hospitalité – se déversent les hommes et femmes chassés par les famines, les dissensions religieuses et politiques, tout ce dont l’Europe ne veut pas. pays d’utopie : si neuf, il n’est pas étonnant qu’il soit toujours si obsédé par la Loi.

ce que j’aime chez Butch Cassidy et le Kid c’est la limite à laquelle ils parviennent : les temps deviennent durs dans l’Ouest pour les hors-la-loi au tournant du début du XXème – ils exporteront donc leur culture du hold-up dans des contrées plus accueillantes… et moins organisées. c’est le grand départ pour l’Argentine et le Chili – le Paris-Dakar de l’époque, avec pour but ultime de semer l’agence Pinkerton.

on sait que l’agence Pinkerton – dans sa volonté de construire une base de données centralisée du banditisme – donnera naissance au F.B.I.

les agents Pinkerton pourtant n’ont jamais su dire si Butch Cassidy était mort aux côtés du Kid, criblé de balles à San Vicente par l’armée bolivienne. je ne doute pas une minute que Deleuze et Guattari aient pu possiblement adorer Cassidy : le roi des lignes de fuite. comme toujours l’histoire construit ses légendes et ses héroïsmes : l’un mort l’autre disparu ne quittent pas le registre du mythique. et Etta Place ? la petite prostituée disparaît avant la tempête. tomba-t-elle malade ou enceinte, dans une époque où cela revenait vaguement au même ? on dit qu’elle s’en alla. le mal du pays, le pressentiment de la fin, la non-illusion des départs – peut être. une piste la suggère au Mexique auprès d’un professionnel de la boxe – un certain Tex Rickard, ancien chercheur d’or au Klondike, propriétaire d’un saloon dans le Nevada et promoteur du champion poids lourd Jack Johnson. était-ce avant ou après « the fight of the century » dans lequel Johnson écrasa, en 1910, le jusqu’alors indétrôné James Jeffries alors que la foule blanche hurlait au favori : « kill the nigger » ? Johnson était l’enfant terrible et prodigue de la boxe. il fut poursuivi pour violation du Mann Act – il couchait avec des femmes blanches. le Mann Act se voulait protecteur des femmes blanches contre la prostitution : à la vérité, il fait partie de ces « dispositifs de sexualité » chers à Foucault, un outil de régulation et un angle d’attaque contre les pratiques jugées immorales. rien de plus qu’une extension légale du « traffic in women » comme le rappellera Gayle Rubin : les blanches sont surveillées, les noires tout simplement exclues. Jack Johnson est le transgresseur en puissance : premier boxeur noir, champion historique, star avant l’heure d’un fonctionnement qui le refuse, il confie à un journaliste curieux sa recette pour ses prouesses sur le ring et au lit : « Eat jellied eels and think distant thoughts« .

Etta Place était-elle au Mexique dans la proximité de Jack Johnson ? un autre colosse transgresseur vit alors de soleil et de boxe sur la côte luxuriante : c’est Arthur Cravan, « déserteur de dix-sept nations » et incivilisé notoire. Cravan en connaît un rayon en matière de disparition : comment oublier le fameux chapitre sur la « frêle embarcation » (André Breton) perdue en mer, avec les requins, les rixes au couteau et toutes les autres marginalia que feront ses orphelins poétiques.

il n’empêche que le mystère Etta Place reste entier. quand le train entre en gare du Nord je voudrais remercier le vieil Américain de m’avoir ramenée un moment sur celle qui n’en finit pas de galoper dans ma tête mais il me devance : « you’re going to write such a great book about her some day« .

je pensais à la chaîne de Derrida qui court de l’hospitalité au fantôme : hospes – hostis – hostage – host – guest – ghost.

la terre de l’accueil n’en finit pas de produire ses mirages.

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