ce n’était pas en moi, c’était moi

pensant toujours à la justesse du jeune Robert Challe, bouleversée de ces lignes écrites trois siècles avant Freud, j’admire cette finesse, ce courage de la distinction en un siècle où l’on parle de soi pour en parler aux autres, pour parler des autres, d’ailleurs Challe le précise: il destinait son journal à un monsieur de Seigneley, Secrétaire d’Etat à la Marine, et se retrouve à sa mort avec son journal sur les bras, avant de lui trouver un nouveau destinataire bien des années plus tard. le journal de Challe est un journal de voyage, gardant trace des événements à bord, l’absence de vent, le goût du poisson, la maladie des matelots, et pourtant on y pressent cette capacité à s’interroger sur les mouvements de battements d’ailes intérieurs bien avant l’explosion de la pensée individualiste, bien avant toute forme de romantisme. ce n’est pas exagérer je crois que dire qu’à la proue de son bateau, Challe esquisse le moment figé par Proust, le transfert du « en moi » à « moi »:

« Mais à l’instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m’avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause. Il m’avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu’opère l’amour, en me remplissant d’une essence précieuse: cette essence n’était pas en moi, elle était moi »…
(Proust, Du côté de chez Swann)

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