dialogue déconstructionniste de comptoir

je raconte à A ma nouvelle nomination de Miss Progestérone.

- tu crois qu’il a compris, me dit-elle en pelant une courgette, la référence à un déplacement du complexe de castration ?
- à la vérité, je ne suis pas bien sûre moi-même de ma théorie du moment, j’étais dans une telle colère, j’ai pris ma voix coupante…
- ah, celle-là ! dit A, la voix castratrice quoi…
- oui, bon, si tu veux, j’ai pris ma voix de pinces coupantes et je lui ai dit de régler ses comptes avec lui-même plutôt que de me fatiguer avec des trucs qui ne le regardent pas…
- très précisément, me dit A.
- très précisément quoi ? (je suis parfois très lente)
- tes « trucs » ne le regardaient pas…
- ah ? ah oui. mais c’est justement là que c’est étrange. c’était un soir où je ne faisais pas du tout la fille. enfin je veux dire : j’avais un vieux jean, un gros manteau et même pas de boucles d’oreilles !
- et tu crois que ces codes-là te rendent neutre ? me demande A en riant.
- hum… souvent j’y crois oui… comme si ça n’était qu’une question d’attributs signifiants, comme s’il fallait que ce ne soit que ça : la robe, les talons, la coiffure.
- mais la féminité n’a rien à voir avec ça. la féminité en ce sens c’est surtout un mot pratique pour signaler le sexuel…
- absolument ! et ma féminité/sexualité est ce qu’elle est, elle est inatteignable parce qu’elle n’est pas réductible à une hormone ou à des signes, elle est multiple et elle est mobile… tu sais ce que je sais, ce que j’espère ?
- je ne sais pas, me dit A, tu vas citer Derrida là ?
- non non, pas du tout, ou peut être déjà toujours mais enfin ce que je sais, ce qui devient important, c’est qu’un jour peut être je vais aimer un homme à la folie parce qu’il me fichera la paix avec ma féminité.

Christie McDonald : J’aimerais revenir sur l’écriture et la danse, sur la chorégraphie que vous avez mentionnée tout à l’heure. Si nous ne disposons pas encore d’un «nouveau» «concept» de la femme, puisque la radicalisation du problème va au-delà de la «pensée» ou du concept, quelles sont nos chances de penser «la différence», comme vous disiez, «moins “avant” la différence sexuelle» qu’«“à partir” d’elle»? Quelle est, selon vous, notre chance et «qui» sommes-nous sexuellement?

Jacques Derrida : Il m’a toujours semblé, aux approches de cette pénombre, que la voix même devait se diviser pour dire ce qui se donne à penser ou à dire. (…) C’est en rêvant de sauver au moins la chance de cette question que je voudrais croire à la multiplicité de voix sexuellement marquées, à ce nombre indéterminable de voix enchevêtrées, à ce mobile de marques sexuelles non identifiées dont la chorégraphie peut entraîner le corps de chaque «individu», le traverser, le diviser, le multiplier, qu’il soit classé comme «homme» ou «femme» selon les critères en usage.

Jacques Derrida, « Chorégraphies« , Correspondance avec Christie McDonald parue dans Diacritics, 12 (2), été 1982, Johns Hopkins University Press.

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