Salon de Fleurus, NYC

au Salon de Fleurus (corner of Mulberry & Spring) quand le Doorman nous ouvre il a l’air contrarié car nous sommes en avance, puis très vite il nous introduit dans les deux pièces faiblement éclairées que l’on nous a présentées comme étant « une reproduction du salon parisien de Gertrude Stein », que lui-même, sous sa petite mine d’employé à casquette, décrit très finement comme la reproduction d’une reproduction, et c’est bien cela en effet que cet appartement parisien aux meubles anciens et murs couverts de peintures caché au fond des entrailles de New York, c’est le rêve d’un rêve, la trace imaginaire d’un lieu qui n’existe plus.

ce qui me frappe dès l’entrée c’est la descente dans le rêve plus encore que dans le temps. l’appartement est une reproduction, mais une reproduction sans modèle, altérée par l’inaccessibilité à la mémoire originelle, érigée en mémoire imaginaire, et qui peut être déjà fait office de mémoire de référence pour moi, pour tout visiteur, absorbés que nous sommes par les faux yeux de la Dame au chapeau de Matisse, incapables de voir que le même tableau se répond, d’un mur à l’autre.

sans doute les gens viennent ici et s’immergent dans l’image déformée de ce salon – le fantasme de la mémoire – mais pour Laurent et moi très vite c’est la figure du Doorman qui s’impose. il parle de ce que j’ai tant aimé, du doux fou Picabia, de l’oeil de faucon de Stieglitz, de Duchamp enquiquinant m’as-tu-vu à qui je ne pardonnerai jamais ses moqueries sur Cravan, et le Doorman ne connaît pas Cravan mais c’est tout comme, car au fond il parle moins d’art qu’il n’en fait, praticien tranquille des mises en scènes obliques.

comme à mon habitude je cherchais à placer son accent, européen mais diffus, italien peut être à sa façon de prononcer Modigliani? espagnol sinon, pour les r un peu rauques? quand il a évoqué Lissitsky et Malevitch j’ai su tout à la fois qu’il n’était pas un simple Doorman et puis qu’il parlait russe, je l’écoutais alors, notant l’absence d’articles dans son anglais par ailleurs grammaticalement impeccable, et puis au mot echo je me suis mise à sourire – cette façon de faire un r du ch – cette évidence aussi que le Salon est un écho plutôt qu’une reconstitution, un écho qui fait résonner le passé qu’on ne reproduit pas.

le Doorman sourit lorsque je lui demande à brûle-pourpoint s’il parle russe: il se lève et sort d’un tiroir une petite pile de CDs de pop russe des années 60 – breaking character avec élégance, et nous parlons de Brighton Beach qui est l’un de mes quartiers préférés à New York, la petite Odessa où tout s’affiche en cyrillique, si belle et si nostalgique lorsque les femmes en chapkas soufflent sur leurs mains rougies par la neige et le vent montant de la mer.

plus tard dans la rue, folle de joie au bras de Laurent dans les vents froids, les tourbillons, un sentiment d’accord parfait, entre nous, entre la ville et nous, ce que le rêve préfigure et ce que la vie donne, la beauté du mouvement, l’effilement des avenues, et le passé existe dans le Salon de Fleurus Salon, mais nous allons à toute allure.

Salon de Fleurus Salon
41 Spring Street, #1 AR
NYC, NY 10007

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