Tigre

je pensais tout à l’heure à Tigre – maisons de bois levées sur pilotis dans le delta du Paraná – les bateaux morts étendus sur des lits d’alluvions – les beaux yeux de la jeune Russe avec qui j’avais partagé mon sandwich et yerba mate… Tigre, c’est Patricio qui m’en avait parlé le premier, il y a plusieurs années, alors que je lisais L’invention de Morel, chez lui je crois ou dans un café d’Oberkampf, un automne chéri qui ne reviendra pas. il avait associé le livre de Bioy Casares à Tigre pour l’épaisseur de la mangrove sans doute, l’odeur de bois pourri, la résidence d’été d’une bourgeoisie tranquille et anglophile qui écoutait des disques au bord de l’eau stagnante…

et puis cet été à Buenos Aires, dans l’une de ces constellations de librairies qui luisent le long des rues, j’ai trouvé le livre de Bioy Casares qui se passe réellement à Tigre. De la forma del mundo esquisse la beauté d’une rencontre, la possibilité d’un bonheur, et puis l’existence d’un tunnel, humide et férocement gardé par les contrebandiers, qui permet de passer de Tigre à Punta del Este, en Uruguay, en un peu plus de 5 min. c’est la simplicité magique d’une telle histoire qui pour moi marquera toujours la suprématie de la littérature sud-américaine: quelque part sur une île de Tigre, un homme et une femme se rencontrent par delà les 400 kilomètres qui les séparent. quelque part, à Tigre, existe un chemin vers la liberté dans une époque de dictature où il était impossible de sortir du pays.

alors oui, je pensais tout à l’heure à Tigre – aux eaux brunes remuées par le fond des bateaux – aux bien plus de 400 kilomètres qui me séparent aujourd’hui de P et de cet automne parisien – à l’amertume un peu enivrante du maté, dans les petites heures, quand je compte en moi les pays qui m’habitent.

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