les baleines de Point Reyes

on est parties le matin avec des disques et des sandwiches, la longue procession des ponts qui relient Berkeley à San Francisco, dans l’air frais du dimanche la ville semblait encore léthargique, habillée de brouillard, et pourtant il brillait fort le Golden Gate Bridge, il brillait magnifique ou peut être est-ce juste moi qui en rêvais depuis si longtemps, le roi des baies et des partages, coupant la mer vers le plus doux des road trips. alors : Sausalito, San Rafael, Olema, le long de l’intriguant Sir Francis Drake Boulevard et à travers les hautes forêts de séquoias, l’humidité douce des prairies baignées par les vents, bleues et grises. je n’attendais rien, je voulais tout, on roulait sous le couvert des bois et de nos souvenirs d’adolescentes, K identique à elle-même 12 ans plus tard, K avec qui je traversais le Midwest en écoutant Radiohead, sur les autoroutes gigantesques, dans la nuit nébuleuse…

à l’entrée du parc de Point Reyes il fallait ralentir contre la force du vent et puis tant de beauté : la lande offerte, ouverte, entière, merveilleuse, la lande désolée qui rappelle la Lune ou l’Ecosse, la côte orientale de la Nouvelle-Zélande, tout ce que j’aime et en quoi je me trouve incessamment ramenée à la respiration la plus profonde, la plus tendre, car c’est le reste et non cette terre de fantômes qui est un rêve.

c’était une route du bout du monde et au bout du bout il y avait un phare, petite tour blanche au toit rouge plantée au dessous du brouillard pour parler aux bateaux, aux oiseaux de passage qui filaient dans les vagues. je disais à K : je voudrais passer une saison aussi près de la mer, une saison avec des livres, des chats, le flambeau terrible du phare, être un moment cette première lueur qui paraît sur l’eau avant l’aube… et elle riait : tu ne dormirais pas trois nuits sur cette couchette en bois !

quelques jours auparavant, dans mon autre tour d’ivoire de la Côte Est, j’avais acheté Lighthousekeeping de Jeanette Winterson :

 » There were two Atlantics ; one outside the lighthouse, and one inside me.
The one inside me had no string of guiding lights. »

dans le creux de Drake’s Bay nous avons partagé nos sandwiches avec les goélands ; la plage était blanche et vide, je pensais aux marins épuisés s’échouant sur le lit de varech et croyant à l’Angleterre. Nova Albion, le premier nom occidental de la Californie. j’y croyais aussi, ou à l’Ecosse plutôt, toute la beauté de l’Isle of Skye sur cette longue langue de terre battue par les vents Pacifique.

nous avons repris la route, ruban noir et jaune, pour monter le long de la baie de Tomales. dans ce bras d’eau froide qui coupe la lande nage en silence la faille de San Andreas – un grand animal dangereux qui va très lentement, le bord du rêve avant de tomber dans la nuit. la lande de Point Reyes n’appartient pas au continent américain – elle flirte sur l’interstice des plaques tectoniques, le jour tant attendu du grand tremblement elle portera l’échelle de Richter en collier d’apparat.

et encore je pensais : tous les pays que j’aime portent la trace du danger, tous les lieux qui m’attirent affolent le sismographe – en Turquie, au Japon, en Nouvelle-Zélande, dans ma fascination poético-politique pour le Chili et jusqu’à marcher maintenant sur l’échine de la Californie je suis en ma demeure.

à la pointe de la baie de Tomales la faille s’enfuyait dans la mer. les rapaces aux yeux jaunes tournoyaient dans le ciel. nous marchions dans la lande et les épines, des colonies de lapins ou d’oiseaux décampaient sous nos pas, plus loin à flanc de colline des élans majestueux relevaient leurs bois mouillés de la sève des arbustes. c’était un chemin de sable qui semblait s’en aller sans fin – la côte se découpait en falaises et plages blanches, lavées par les hautes vagues, si belle et dangereuse, si tendre et sans pitié.

nous marchions dans le charme, l’appel, seules absolument sur la lande désolée.

et puis elles sont venues : une trace d’abord, la vague qui se gonfle et le fil noir du dos, jets d’eau sur la mer comme des fleurs poussant leurs racines à l’envers, le grand triangle noir d’une queue et d’une autre, elles jouaient peut être, de la splendeur terrible de la baie, d’être vivantes dans leur long voyage vers le sud.

j’étais folle de joie : tremblante, au bord des larmes, submergée de la beauté monstrueuse de leurs grands corps noirs et profonds, leur danse tranquille que les courants même n’altèrent pas.

s’il fallait partir c’est que la nuit tombait, d’un coup – mais de toujours et encore elles sont avec moi, les baleines bleues de Point Reyes, elles sont cette masse secrète qui nage si sereinement au fond de ma poitrine.

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