sur les avenues l’enfer des voitures, les gamins par grappes, yeux très noirs, les types en bras de chemise qui chancellent à quatre heures de l’après-midi ou bien font fuir les chiens qui lèchent leurs plaies dans la poussière. tu peux rire de cette phrase : Bucarest me plaît. cette autre encore : Bucarest me rappelle Tokyo. c’est une contiguïté personnelle, bien sûr, un amour invétéré des câbles électriques en noeuds tissés comme des nids sur les poteaux de bois, les trous dans les trottoirs qui sont les cicatrices des villes où la terre tremble. une chaleur lourde et moite pèse sur les épaules : de temps à autre, le long des terrains en friche où les chiens gris jouent avec un tissu ou les restes d’un repas, j’ai l’image mentale d’un semblant de climat post-apocalyptique, particules de poussière en suspens dans les poumons et le bruit des tramways.
je marche dans Bucarest avec les yeux levés : monolithes des bâtiments, monstres massifs, vols d’oiseaux noirs, en boucle, dans l’attente. tu parais dans l’agitation et l’arc des jets d’eau : ton sourire est si beau, si je n’étais pas, en ce moment précis, celle à tes côtés, j’en aurais le coeur déchiré.
comme cette ville m’échappe : ce qui me plaît d’abord – le décalage, la désuétude, le joyeux bordel, l’absence de monuments anciens, qui est aussi, dans la question de leur disparition, le plus étonnant des rappels historiques. je découvre enfin l’église Stavropoulos, restaurée au point qu’elle semble factice, entre deux arbres à pompons oranges et des échafaudages. ici le bloc blanc de la banque, là les façades noires de suie de la bibliothèque. la rue Lipscani est une tranchée : nous traversons les rigoles d’eau boueuse sur des planches, jusqu’au refuge des parasols semés à même la rue, en vrac. la pluie menace : tout à l’heure c’est l’orage qui viendra, magnifique, taper un moment sur le gong et sillonner le ciel.
j’aime cette pesanteur de l’air, cette humidité qui habite le moindre geste et le transforme en fatigue, c’est une liquidité du corps que je croyais ne jamais connaître en Europe et qui me surprend comme me surprend le visage incessant de la ville, la forme effilée de tes yeux. on peut toute sa vie jouer les mille rôles que l’on s’imagine nécessaires ou bien on peut s’asseoir un moment à tes côtés – prendre la parole, garder le silence – être dans l’exactitude de la confiance.