tableau de famille

l’aîné joue du baryton, plein mode jazz, avec des chaussettes japonaises sur le parquet ciré ; le benjamin, quatorze ans et une mèche rêveuse, déclare qu’il hait Twilight, et Harry Potter, et le reste, ces « choses abjectes » qui, selon son opinion, et bien qu’il n’ait lu, évidemment, ni l’un ni l’autre, « ne sauraient relever de la Littérature ». il est touchant et ridicule comme l’enfant qui joue à l’adulte : il aime Sagan, Marguerite Duras et le Soulier de Satin, en sept heures, au théâtre de l’Odéon. le cadet passe comme une ombre : bonnet sur cheveux blonds, sweat à capuche, l’air un peu triste ou bien sur le bord du mystère. c’est son anniversaire ce soir : on est ensemble, en famille, on passe en revue les étés dans les maisons de montagne, avec les grandes tablées heureuses sur les terrasses, les heures douces, lampions de couleur flottants au vent du soir. c’est ici qu’il faudrait arrêter le temps : mon grand-père, à l’ombre des osiers, qui lit Libé dans une chaise-longue ; ma grand-mère, avec son chapeau vert, les mains dans les glaïeuls ; mon père et mon oncle, l’odeur d’essence et de cambouis sur le revers de leurs manches, qui rentrent d’une balade ; ma soeur, sirotant un thé frais, ou prenant des photos dans le jardin avec mes cousins, le vieux chat couché à leurs pieds, et moi et mes bouquins, indolente au soleil, suspendue dans l’été. c’est ici qu’il faudrait arrêter le temps – je ne peux pas accepter encore que ce tableau se transforme, qu’il passe comme une diapo vers d’autres, avec des trous, des transparences. il faudra lâcher prise : je ne le peux pas encore. enfin N souffle ses bougies : je lui offre Kerouac, Bolaño, Desnos, à minuit ses amis viennent le chercher et c’est la chose la plus heureuse du monde – le voir s’en aller, souriant, splendide, sa guitare sur le dos, dans la courte nuit de ses dix-neuf ans.

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