Hiroshima

étrange journée qui passe comme si elle n’existait pas – emportée tout entière par l’orage, la nuit sans sommeil, le gouffre des cages d’escalier.

je suis une ombre qui rêve d’Hiroshima: trop lu les terribles pages de Lifton*, dont les entretiens avec les survivants de la bombe atomique dessinent un monde de corps sans peau et visages sans affects. Le souffle de la bombe, explique Lifton, provoque un état de choc où s’entremêlent réflexes de clôture, de culpabilité et de détachement complet de la réalité: des jours entiers les hibakusha ont erré entre les feux et les foules insensibles, incapables de porter attention à leur propres familles, leurs propres enfants – des jours entiers ils ont vu leurs corps prendre les stigmates d’un mal impossible à identifier, ou le corps de ceux venus de l’extérieur se modifier alors qu’eux restaient étonnamment indemnes. C’est ce que Lifton appelle un climat de « death in life », la mort à l’intérieur même de la vie qui vient rompre l’ordre naturel des choses: plus un bruit, plus un sentiment, plus une once de civilisation organisée. plus un corps qui ne soit préservé des radiations invisibles. alors surgit l’horreur ultime : une question que rien n’entoure, à quoi rien ne répond, une voix qui dit « pourquoi suis-je en vie quand tous les autres meurent? »

plus tard encore je pensais à Hiroshima mon amour, et je notais à quel point l’écriture de Duras que j’aimais autrefois m’irrite aujourd’hui au plus haut point, mais surtout, je pensais à l’indication donnée par ce choix étonnant: pour parler d’Hiroshima, il faut parler de l’Occupation nazie en France. pour parler d’Hiroshima, il faut déplacer Hiroshima dans une autre narration: ce qui, en fait, est une résonance des fonctionnements de l’inconscient. Le trauma n’apparaît pas dans l’espace qui le délimite, il apparaît tout autour, en ombres, en fantômes… je me souvenais aussi qu’à un moment j’aimais bien ce film japonais avec Béatrice Dalle, H, qui se voulait un remake du film de Resnais – ou plutôt, ce que j’aimais dans ce film c’était l’impossibilité de faire un remake du film de Resnais, de la même façon que pour Resnais il était impossible de faire un film sur Hiroshima et à Hiroshima.

Cathy Caruth, qui parle si bien du trauma, remarquait l’autre jour que pour la France, Hiroshima était un indicateur de la fin de la guerre, et j’en avais été un peu malade. elle avait également parlé, très longuement, de l’ère de l’image, qu’illustrent aussi bien le tristement célèbre nuage de la bombe que les images inventées des Pentagon Papers pendant la guerre du Vietnam (hum, le « conflit » du Vietnam comme on dit ici). elle n’avait pas mentionné cette autre image, pour moi autrement plus troublante, et dont je découvre l’existence ce soir: celle de la trace laissée par la chaleur de l’explosion, trace d’une turbine sur un mur, trace des montants d’un pont sur le sol, trace d’une échelle et d’un corps figés à l’instant de leur disparition.

* Robert Lifton, Death in Life: Survivors of Hiroshima (1968)

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