Buenos Aires

alors enfin j’ai fait ce qu’il fallait: je suis partie à Buenos Aires.

les premiers jours, la ville m’a terrassée de beauté.

et puis j’ai levé l’oeil: j’errais dans les rues italiennes, les rues françaises, les rues espagnoles, les rues juives, les rues d’europe de l’est, ça coulait en moi comme de l’eau, naturelle, une eau qui passe sans prendre la mesure des aspérités, à Palermo j’ai reconnu L.A. et Miami à Puerto Madero, j’étais épuisée sans doute et envahie seulement de l’envie de pleurer.

les cauchemars ont surgi: il me semblait que tout montait d’un coup, la nuit, tout ce que j’avais tenté si longtemps de garder sous contrôle, tout ce qui me bouleversait sans l’admettre, jusqu’aux petitesses les plus sales, les jalousies, les mensonges, les angoisses – et puis au matin, je sortais dans la rue fraîche, et j’étais apaisée. une autre forme de sommeil a pris la place des cauchemars: une flaque noire, ou bleue, ouatée, sans contours, incroyablement physique. il me semblait dormir jusque dans ma fibre la plus profonde. d’une façon étonnante, la ville ne m’était ni angoisse ni plaisir, c’était un espace stable dans lequel avancer, s’arrêter, reprendre la marche, sans même réfléchir… un matin, dans le reflet d’une vitrine, j’ai découvert que mon visage avait changé.

je marchais sans savoir, je parlais sans comprendre, j’étais venue avec l’assurance des rêveurs et j’y trouvais ce que j’attendais le moins: une immense vulnérabilité.

ça n’était pas la vulnérabilité de la jeune femme inquiète qui m’avait engluée toute l’année, ça n’était pas non plus la mesure de l’étrangeté, de l’accent, des latitudes, car mes amours amitiés argentines avaient depuis longtemps comblé l’écart – c’était comme la peau dénudée sans langueur, le rêve merveilleux que l’on raconte à de froids inconnus et qui perd ses images, en lambeaux, la fin d’une ivresse d’autant plus délicieuse qu’elle semblait naturelle.

je me confiais d’un souffle:

j’ai fait advenir ce voyage en Argentine dans l’espoir d’y retrouver un peu de folie, je m’imaginais qu’il suffirait de poser le pied sur le sol argentin pour que la magie s’enclenche, et…

rien de tout cela, en vérité. c’est autre chose encore qui se passe: pour la première fois depuis longtemps, la vie est comme elle est. sans filtre romantique, sans attentes délirantes, sans esthétisation permanente de ma part, sans rien. ça n’est même pas une épiphanie: c’est comme c’est, sans intérêt et beau à la fois.

bien sûr cela me perturbe, parce que j’ai toujours voulu croire que le voyage était synonyme d’envoûtement, et que j’imaginais vivre cette ville comme un morceau de littérature… et l’on baigne dans les livres ici, on baigne dans l’écart, mais c’est une matière vraie, ça se respire autant que ça fatigue.

j’ai toujours couru à droite à gauche à la rencontre des rencontres, j’ai toujours cru dur comme fer au hasard objectif ou bien à ma boussole personnelle, dont le nord est d’abord aimanté au bizarre… et bien ici, ma boussole ne marche pas.

je pense à cette nouvelle de Borges qui s’appelle « Tlön, Uqbar, Urbis Tertius », dans laquelle Borges et Bioy Casares découvrent, dans un volume d’encyclopédie, un article sur un pays imaginaire-réel… c’est, à défaut de pouvoir l’expliquer plus clairement, le sentiment que j’ai depuis que je suis à Buenos Aires. ma boussole ne marche pas, et je ne parviens pas à savoir si c’est parce qu’elle n’a plus envie de créer du sens ou du merveilleux, ou si c’est parce que le sens et le merveilleux sont déjà partout…

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