(Cracovie) la grande joie

légèrement dégoûtée par les masses de touristes qui se meuvent en lenteur sous la grande halle aux draps j’ai jeté ma carte de la ville – je prends le pari que mon errance naturellement me ramènera au puits sans fond du Collegium Maius.

trois tours sur soi et d’abord la pente vers la rivière : c’est comme une chanson, la chanson des jeunes filles qui dansent, deux par deux, en robes traditionnelles et cheveux couronnés, sous les arcades, et l’une très blonde se retournant vers moi me lance un sourire éblouissant.

la bruine a chassé la foule dans les cafés ; je salue les gisants du château de Wavel, ce sont d’autres fantômes avec qui j’ai rendez-vous sous les façades noircies du quartier Kazimierz. à la vérité, je ne sais pas s’il est possible de marcher dans ces rues sans la gorge serrée : la vie a repris le dessus dans les panneaux indicateurs et les prix des boissons, à la craie rouge, la vie recouvre l’absence, l’invisibilité du quartier juif entièrement décimé. à quelques kilomètres d’ici : l’ombre d’Auschwitz. étonnante vivacité des blessures : d’un bord de la plaie à l’autre, le silence des morts et l’agitation des boutiques. une grande artère où souffle le tramway me ramène vers la Planty : majesté verte sur fond gris de pluie, la lumière par cascades et flaques inatteignables, soudain sous l’arche des arbres l’immense joie – je marche sous la main secrète d’une forêt dans la ville.

c’est se sentir vivante à nouveau : surgir d’une absence à soi-même qui n’a que trop duré, le durcissement de mes propres traits à Paris me fait mal et m’effraie, j’ai besoin de cette latitude du voyage et de la ville inconnue, de cette tranquillité des églises et des parcs, la solitude des soirs, dîner sans un mot de bortsch et de thé, rentrer dans une chambre sans souvenir, dormir à la sérénité d’une bruine fine sur les toits, se lever au matin dans une ville où s’offre la liberté de tout recommencer. lorsque je suis revenue devant le Collegium Maius c’était l’heure d’emprunter l’escalier mystérieux de brique rouge et magique : auspices de Copernic, cartes du ciel, rêves d’éther et de galaxies lointaines – je l’ai senti je l’ai su qu’en moi tout est en train de se réagencer sous de nouvelles constellations.

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